2007-04-06 13:28:38paris 77

Arshile Gorky



Gorky, l’oublié de l’abstraction
LE MONDE | 05.04.07 | 15h54 • Mis à jour le 05.04.07 | 15h54


Une oeuvre d’Arshile Gorky, "Organisation, 1933-36"

AFP/STAN HONDA

Arshile Gorky a été l’un des grands peintres de l’expressionnisme abstrait américain. Il est l’auteur de quelques chefs-d’oeuvre du genre, avant De Kooning ou Rothko. Arshile Gorky est néanmoins le moins connu des artistes de cette génération new-yorkaise. En France, il a été peu montré : la dernière fois, c’était en 1985. Deux expositions parisiennes, au Centre culturel Calouste-Gulbenkian et au Centre Pompidou, quoique chacune de dimensions réduites, font aujourd’hui une bonne introduction à l’oeuvre.

Pourquoi est-elle si méconnue ? Parce que l’oeuvre s’est interrompue très vite et parce que Gorky a tout fait, de son vivant, pour demeurer insaisissable - et le reste aujourd’hui.

Sa fin d’abord : en juillet 1948, Gorky, âgé de 44 ans, se suicide parce que sa femme l’a quitté pour le surréaliste Roberto Matta ; mais aussi parce que le bras avec lequel il peint est paralysé à la suite d’un accident de voiture et d’une mauvaise fracture ; et encore parce qu’il souffre des séquelles d’un cancer opéré en 1946.

Or, en 1948, son art n’a pris singularité et ampleur que depuis peu. Ses premières toiles dégagées de toute influence datent des années 1943 et 1944, au moment où il rencontre son défenseur le plus puissant, André Breton. Quatre ans pour édifier une oeuvre, c’est peu.

L’autre raison tient à la vie de l’artiste et à sa manière de se présenter - de se cacher. En 1904, Arshile Gorky est né Manoug Adolan dans un village au bord du lac de Van, en Arménie. Il n’a inventé son pseudonyme que vers 1922, deux ans après son arrivée aux Etats-Unis. Entre-temps, il a subi avec sa mère et sa soeur le bombardement de Van par les Turcs. Il a connu les fuites, la misère, la terreur des massacres commis par les troupes ottomanes. Survivant du génocide arménien, il a vu mourir sa mère du typhus.


USAGE TROUBLANT DU PASSÉ

Or, de ces faits dont on suppose qu’ils ont eu une importance décisive pour lui, Gorky fait un usage troublant. Aux Etats-Unis, il se prétend parfois russe et ne dément pas toujours ceux qui le croient apparenté à Maxime Gorki. Il affirme avoir été l’élève de Kandinsky en 1920, ce qui est impossible. Il suggère que sa peinture ne se comprend qu’en référence à ses souvenirs d’enfance et dit aussi qu’il revient au spectateur "d’y trouver sa propre signification". Il se réclame si souvent de ses maîtres - Cézanne, Picasso, Miro - qu’il paraît se placer, par incertitude ou par crainte, en position de disciple. La critique lui attribue des charmes orientaux, une sensualité qui serait "le produit raffiné d’une tradition française" et, simultanément, le mérite d’être l’un "des très rares peintres américains" dont l’importance dépasse les frontières du pays. Rien de tout cela ne rend plus clair son cas.

Il vaut donc mieux ne se fonder que sur les toiles et les dessins montrés au Centre culturel Calouste-Gulbenkian et au Centre Pompidou. On y voit un jeune artiste qui, à partir de la fin des années 1920, assimile par l’imitation l’art moderne qu’il découvre dans les livres, les revues et les collections new-yorkaises. Picasso l’obsède longtemps, autant le Picasso cubiste que le pseudo-grec de 1921 et le quasi-surréaliste de 1932.


LONGUE INCUBATION

Gorky expérimente la déformation expressive des corps et des objets jusqu’aux confins de l’abstraction biomorphique. Des traces de Léger et d’Hélion se reconnaissent, avant que Miro ne devienne décisif dans le dessin sinueux de symboles sexuels et de formes végétales et organiques. Cette période d’incubation dure longtemps chez Gorky, comme chez son ami De Kooning.

Elle prend fin pendant la guerre, au moment où l’arrivée des surréalistes parisiens en exil aurait pu alourdir le poids de leur influence sur Gorky, comme s’il trouvait enfin la force de se libérer. Des couleurs très diluées glissent sur un dessin de plus en plus elliptique. Les allusions au paysage s’allègent jusqu’à l’effacement. Jardin à Sochi, Cascade, Journal d’un séducteur, Agonie : il suffit de ces peintures admirables, jamais vues en France auparavant, et de leur cortège de grands dessins tatoués au pastel pour établir la magnificence de Gorky quand, soudain, elle éclate et rayonne. Une rétrospective complète lui sera consacrée à Philadelphie en 2009. En Europe, elle fera étape à Londres, à la Tate Modern. Et pourquoi pas, enfin, à Paris ?